Aujourd'hui, c'est le Ray's Day : on célèbre la lecture, les auteurs et les éditeurs ! (Plus d'infos ici : http://page42.org/happy-ray-bradbury-s-day-22-aout-celebrons-lecture-auteurs-lecteurs/ )
En guise de contribution, je vais faire deux choses :
1) Travailler d'arrache-pied sur les romans des autres, pour mon côté éditrice
2) Vous offrir une nouvelle inédite, pour mon côté auteure.
Or, donc, je vous présente
La Cour du roi Soleil, où notre soleil devient un monarque digne de Louis XIV pour ses planètes qui dansent inlassablement autour de lui...
La Cour du roi Soleil
De son trône doré, le roi Soleil observait ses sujets
d’un œil morne.
Toujours le même ballet incessant, toujours les mêmes
vautours qui tournaient autour de lui avec un sourire mielleux, sans jamais
parvenir à le duper. Trop prévisibles. Depuis l’aube des temps, le même cycle
se répétait et Soleil seul s’en apercevait. Il leur était tellement supérieur.
Il y avait d’abord Mercure, la plus petite mais non
la moins sournoise. Elle gravitait tout près de lui, au sommet de la hiérarchie
de la Cour, séductrice dans ses moindres gestes. Elle usait de son rang pour
diriger les domestiques d’une main de fer, croyant que Soleil ne s’en
apercevrait pas. Mais elle ne dépassait jamais la limite fixée par l’étiquette
: la rusée savait qu’elle risquait d’y perdre le privilège de conseiller le roi
en toute franchise. Ragots, unions, trahisons… Rien ne se passait à la Cour
sans qu’elle ne s’en aperçoive, et elle savait très bien monnayer ses talents
pour le bien du royaume. Enjôleuse, Mercure tournoyait sur la piste de danse
plus vite que les autres pour attirer l’attention du souverain. Cela aurait
presque pu l’amuser.
Ensuite venait Vénus, la Belle au chatoiement ambré.
Sa pâleur et son galbe parfait éveillaient toutes les jalousies. Soleil avait
surpris un domestique murmurer que dans la splendeur de Vénus se reflétait
celle du souverain lui-même. Si au moins elle n’était pas prude, le roi aurait
pu s’amuser un peu. Pourquoi fallait-il qu’elle respectât si bien l’interdiction
de séduire le souverain ? Quelle folie lui avait inspiré cette loi stupide dans
sa jeunesse ?
Le monarque se détourna un instant de ses sujets,
rêvant d’érotisme pour égayer ses journées. Caresser la peau ambrée avec ses
rayons, l’envelopper de sa chaleur, fusionner jusqu’à l’extase… Impossible,
bien sûr. Bouleverser l’ordre établi signerait la fin de son Univers.
Il regarda d’un air hargneux Terre qui approchait,
refoulant tant bien que mal la colère qui montait en lui. Une femme replète,
toujours sereine, douce et généreuse. Volontaire aussi, jouant de sa coquetterie
pour conserver sa féminité. Parfaite figure maternelle. Elle, au moins, ne risquait
pas de s’ennuyer : la Mère engendrait tant d’enfants que sa surface grouillait
d’agitation. Des êtres minuscules, encore si jeunes qu’ils ne connaissaient pas
les lois de l’Univers. Peut-être auraient-ils pu distraire le roi, mais la Mère
vivait loin et leurs rires ne parvenaient pas jusqu’à Soleil.
Près de Terre orbitait Mars, son amant, fidèle
guerrier de Soleil. Ensemble, ils élevaient les enfants de Terre. Autorité rougeoyante
perchée dans leurs cieux en guise d’avertissement, le guerrier arbitrait les
conflits qui les déchiraient, leur apprenait lentement les lois, les empêchait
de quitter le nid familial pour ne pas briser l’ordre établi. La Mère, elle,
nourrissait ses enfants jusqu’à épuisement, leur prodiguait ses soins et ses
caresses. Mars et Terre rayonnaient en profitant des bienfaits de leur roi sans
chercher à atteindre les hautes sphères du royaume céleste. Peut-être
avaient-ils raison. Peut-être que si Soleil ne portait pas le fardeau des vies
de ses sujets, il connaîtrait le bonheur. S’il tournoyait comme un noble parmi
les autres, il n’aurait pas besoin de maintenir un ordre qui l’enfonçait dans
une profonde lassitude. Les deux amants, au moins, semblaient heureux. Les observer
se révélait toujours si frustrant ! Chaque fois, il mourait d’envie de
déverser sur eux tous les sentiments retenus pour conserver son masque
impassible, toute la colère qui naissait de sa lassitude. Puis il se reprenait.
Jupiter, perpétuellement vêtu de sa longue robe rouge,
aussi dangereux que la lave en fusion, imposait sa présence à ses pairs. Nul ne
pouvait l’ignorer, car bien que loin du trône, il attirait toute l’attention.
Le roi le méprisait autant qu’il le craignait : ce renard faisait prévaloir sa
volonté sur celle des autres sujets grâce à sa taille proéminente. L’individu s’avérait
obèse au point de suer à grosses gouttes au moindre mouvement. Pour l’heure,
Jupiter valsait avec Saturne sur la piste de danse, accroché à sa ceinture
dorée comme s’il craignait qu’elle s’en aille. La pauvre ne savait plus que
faire. Emportée dans le ballet incessant de la Cour, Saturne se retrouvait dans
un univers trop grand, contrainte de céder aux caprices d’un empâté imbu de lui-même. Celle-là non plus n’apportait
aucune nouveauté à la vie du roi. S’il pouvait lui arracher sa ceinture pour
explorer la surface de la belle effarouchée, s’affranchir de la bienséance et
jouer avec elle sans se soucier de l’honneur… Mais il y avait la loi. Encore.
Toujours.
Sans elle, il pourrait aussi attraper Uranus et
Neptune, les deux sœurs. Seules, elles ne se mêlaient pas aux autres
courtisans. Prudentes, elles observaient leurs rivaux sans s’aventurer à leur
parler, de peur de déroger à la tradition par une phrase déplacée, un mot mal
prononcé. Les sœurs revêtaient la même parure d’un bleu lumineux, sans doute
pour suivre la mode lancée par Terre. Parfois, l’éclat de leurs voix colériques
parvenait au roi : Uranus et Neptune tempêtaient sur tout, jamais d’accord
en dépit du bon sens. Toujours loin de Soleil, bien sûr. Dès qu’il faisait mine
de les écouter, elles se réconciliaient. Le roi soupira. Il ne tirerait rien
d’elles. S’il contredisait l’étiquette en leur adressant la parole en dehors
des formules d’usage, les sœurs battraient en retraite de peur de se
déshonorer. Quelle faiblesse de caractère !
L’inertie de ses nobles donnait au roi l’envie de
bousculer cet ordre trop bien établi, où nul aléa ne pouvait survenir. Il avait
voulu instaurer une hiérarchie maîtrisée parmi ses sujets, pour veiller à leur
bien-être. Quand les enfants de Terre avaient essayé de quitter leur nid,
s’approchant de lui malgré l’interdiction de Mars, Soleil les avait rappelés à
l’ordre en brûlant les coques argentées qui les transportaient. Ils étaient
insignifiants : un unique soupir avait suffi à les renvoyer dans leur
néant. Il s’agissait de la seule fois où le roi avait quitté sa passivité, mais
si brièvement qu’il n’en avait retiré aucun plaisir. Bien sûr, l’idée de le
prendre par surprise en s’élevant à nouveau vers lui n’avait même pas effleuré
l’esprit de ces insectes. À présent, tous le respectaient. À quel prix ? Quelle
joie pouvait-on trouver à régner sur une Cour sans éclat ?
Sa lassitude se mua en colère. Cette fois, il ne fit
rien pour la retenir.
Le roi Soleil ne supportait plus cette inertie.
Observer ses sujets tourner, tourner, tourner encore sans le moindre faux pas ;
tourner en silence pour écouter le vide… Personne ne pouvait le sortir de cette
triste monotonie ? Il leur montrerait, lui, qu’on pouvait vivre sans que tout
ne soit décidé à l’avance ! Ces imbéciles ne savaient rien faire d’autre
qu’obéir. Ils ne comprenaient pas que les règles ne résolvaient pas tout. Oui, mon roi. Bien, mon roi. Pas un mot
de trop. Jamais un mouvement déplacé. Un peu d’initiative ne leur ferait pas de
mal !
Au cœur du ballet silencieux de ses sujets, Soleil
hurla de toute sa puissance. L’écho de sa haine pour sa propre création, cet ordre
parfaitement établi qu’il avait construit jour après jour, disparut lentement dans
le vide ouaté qui l’oppressait, laissant ses sujets ignorants de la colère de
leur souverain. Toujours aussi avides de lui plaire, de respecter ses lois à la
lettre. Changer les lois ? Impossible. Cela revenait à avouer sa défaite,
à montrer que ses édits de jeunesse étaient des erreurs. Le roi Soleil ne pouvait pas se tromper. Jamais. Il avait
créé l’instrument de sa propre solitude.
La seule façon d’y remédier serait de mettre fin à sa
vie, entraînant avec lui ses loyaux sujets. Seul le néant subsisterait, immense
trou noir d’où nulle existence ne pourrait plus surgir. Après tout, peut-être
cela valait-il mieux qu’un perpétuel ennui ?
Le roi bouillonnait. Plus sa colère grandissait, plus
la chaleur qu’il dégageait irradiait ses sujets figés dans leur valse infinie,
trop lâches pour tenter de le calmer, dussent-ils en mourir. Mercure fut la
première. Elle brûla lentement, sorcière tentatrice jetée aux flammes. Même
Vénus, la belle Vénus, si innocente, si douce, n’échappa pas à son ire. Aucun
de ces misérables ne parvenait à le distraire ; ils devraient savoir qu’un roi
ne doit jamais s’ennuyer. Sans les intrigues de la Cour, son rôle devenait
fastidieux, sa toute-puissance désespérante. Il fallait du changement.
La température augmenta encore, prête à atteindre la
Mère scandaleusement heureuse. Terre paierait plus que tous les autres, car
elle ne perdrait pas seulement sa vie, mais celle de chacun de ses enfants.
Au-delà de toute raison, Terre le narguait de son foyer surpeuplé toujours en activité,
trop petit pour que Soleil pût en profiter. Lui aussi aurait aimé enfanter. Le
roi enfla, enfla tant que Mercure et Vénus ne devinrent plus que cendres
éparpillées dans le royaume des cieux. Mars poussa un cri, lointain, inaudible,
impuissant devant le déchaînement furieux de son roi sur le point de lui ôter
ses protégés.
Alors Soleil vit ce qu’il ne pensait jamais plus
contempler. De la surface de Terre s’élevèrent des centaines d’éclats
scintillants, plus rapides que les étoiles filantes, plus nombreux que tous ses
nobles réunis. Ils jaillirent ensemble dans une gerbe d’étincelles, se
séparèrent, valsèrent dans un ballet éblouissant. Quelques danseurs maladroits
se marchèrent sur les pieds, provoquant une explosion de lumière de la plus
pure beauté. Pour la seconde fois depuis l’avènement de Soleil, quelque chose
rompit le ballet réglé des planètes, traversant la piste de danse de part en
part, sans crainte de la colère du roi.
Soleil s’immobilisa, stupéfait. Sa Cour demeura quelques
secondes suspendue dans le vide. Pas un souffle, pas un soupir ne traversèrent
les danseurs pendant que les minuscules éclats d’argent poursuivaient leur
course chaotique vers le roi. Étaient-ils assez stupides pour braver
l’interdiction sans craindre son courroux ? Avaient-ils déjà oublié la
punition de leurs semblables ? Ou peut-être croyaient-ils échapper au sort
funeste de leur mère, poursuivant leurs conflits loin de l’égide de Mars ?
Les pensées de ces êtres minuscules, étrangères à Soleil, l’intriguèrent : le
temps d’une inspiration, il oublia de faire tourner l’Univers.
Et pour la première fois depuis le premier jour de
son règne, le roi rit. Les enfants de Terre se révélaient pleins de promesses,
finalement.