Un an aujourd'hui que je n'ai pas posé un pied devant l'autre sans me demander si ça va me faire mal, si je n'ai pas trop forcé, si c'est bien raisonnable.
Il y a un an, jour pour jour, je me rendais à la danse avec un enthousiasme renouvelé. Je sortais la tête de l'eau après une longue période d'épuisement, je sentais le frémissement du spectacle en préparation ; j'étais heureuse, tout simplement, de laisser la musique glisser sur mon corps et de suivre le rythme sans me poser de question.
J'ai bien dansé, ce jour-là. Je n'ai pas fait une performance exceptionnelle, ma technique était un peu hésitante après deux semaines de pause, mais j'étais dedans et je le sentais. Je le vivais.
Et puis il y a eu cette dernière choré avant la fin du cours ; celle où on se dit : "c'est le moment de tout donner", même si on n'en peut plus.
J'ai tout donné.
Et je suis tombée. Une mauvaise réception, sur un mouvement tout bête que j'ai fait des dizaines de fois auparavant. La cheville qui se tord. Les larmes qui montent. Je me traîne sur le bord de la salle pour laisser les autres continuer, les mains agrippées à ma cheville.
Ca pulse. J'ai mal, beaucoup, et j'ai l'impression de n'avoir jamais autant souffert, pourtant aujourd'hui cette douleur me paraît ridicule comparée à celles qui ont suivi. A ce moment-là, je me contente de boitiller jusqu'au robinet pour passer mon pied sous l'eau froide, je laisse ma prof regarder. Ca ne gonfle pas, j'arrive à poser le pied. "Tu seras de retour dans deux semaines."
Je suis frustrée de devoir renoncer à deux semaines de danse alors que je viens juste de retrouver la forme, mais je sais que j'ai intérêt à me soigner correctement si je veux éviter une récidive après cette première entorse.
Heureusement, je n'avais encore aucune conscience qu'un an plus tard je serais toujours là, à serrer les dents en attendant de pouvoir retrouver le parquet d'une salle de danse et à réfléchir à chaque pas que je fais pour éviter de déclencher la douleur devenue ma compagne de tous les jours.
Je n'avais pas conscience du lent processus d'acceptation et d'adaptation qui venait de commencer, et qui me rappellerait chaque jour à quel point ma vie a changé. Ca a été long, difficile, j'ai pleuré de rage et de douleur, j'ai serré les dents pour faire les choses les plus simples, j'ai accepté d'avoir besoin d'aide, et je me suis battue pour retrouver autant d'autonomie que possible, sans y perdre le reste de ma santé. Parfois, j'ai réussi ; d'autres fois pas. Je cherche toujours ma voie dans cet équilibre instable qu'est devenue ma vie.
Pourtant, je ne suis pas sûre de le regretter. Cette année m'a appris beaucoup de choses, sur moi-même comme sur les autres. Elle m'a permis de regarder autrement, m'a obligée à respecter mes besoins et à écouter les autres. J'ai découvert les sourires d'encouragement des anciens quand ils me voient lutter pour avancer avec mes béquilles, l'empressement à tenir une porte ouverte ; j'ai réfléchi à tous ceux qui souffraient en silence, qui enduraient secrètement une torture que personne ne comprend, et j'ai compris qu'ils étaient bien plus nombreux que je l'imaginais. Tous ces gens font preuve d'un tel courage que je n'ai pas de mots pour le décrire. Savez-vous la force que demande un sourire quand la douleur pulse dans votre corps ? Savez-vous le mal que peut faire une simple remarque quand chaque instant passé hors de chez vous vous épuise jusqu'à la moelle ?
"Excusez-moi, madame, mais cette place est réservée aux handicapés et vous avez l'air en pleine forme." "Tout va bien, puisque vous souriez."
Moi, je l'ignorais. Et je suis heureuse de l'avoir appris, en un sens, comme je suis heureuse d'avoir appris à écouter la souffrance. A déceler la grimace dissimulée derrière le sourire du papi qui marche avec sa canne, le regard compatissant, vrai, de "ceux qui savent" quand ils me voient monter dans le bus avec mes béquilles, bien loin de cette pitié humiliante qui domine souvent.
Bien sûr, j'ai hâte de ne plus en avoir besoin. Bien sûr, chaque progrès est source d'une joie intense, en même temps que de la peur terrible de perdre ce que j'ai regagné si difficilement. Il y a cette ivresse de mettre un pied devant l'autre sans utiliser mes béquilles, dans la rue ; cette sensation de liberté intense que je n'avais jamais ressentie auparavant - toujours accompagnée de la crainte d'en faire trop, d'aller trop loin. De trop y prendre goût, de perdre cette patience que je dois retenir au lasso tant elle menace de s'envoler à chaque progrès.
Il y a des jours où je ne sais pas ce qui me manque le plus, entre la danse et la facilité de mon quotidien. Mais j'ai aussi beaucoup appris, et cette expérience a changé ma vie à jamais.
Il y a des jours où je ne sais pas ce qui me manque le plus, entre la danse et la facilité de mon quotidien. Mais j'ai aussi beaucoup appris, et cette expérience a changé ma vie à jamais.
Je regrette seulement d'avoir attendu de la vivre pour comprendre.
Très bel article, tes mots laissent transparaître toutes les douleurs de ce parcours, que je te souhaite bientôt à son terme.
RépondreSupprimerBises de rétablissement rapide.
Merci beaucoup ! Il y en a encore pour un moment, mais le plus dur est fait a priori ;)
SupprimerUn message très émouvant. La douleur cachée est la plus dure à supporter souvent dans la solitude et l'incompréhension. Je te souhaite de retrouver le plus vite possible la forme et la santé. Gros bisous
RépondreSupprimerMerci très chère fée <3
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